Brocard sur un lit de beauté

09 Mai 2019 - Après-midi

St-Martin, étage sub alpin, vers 1800 mètres. La neige n’arrête pas de tomber depuis hier. J’ai passé la journée entière à attendre planqué dans un arbre près d’une coulée qu’un cerf ou un chevreuil sorte de sa cachette et m’offre un moment de partage et de contemplation. Rien !

Seuls les écureuils se régalent dans le grand mélèze encore tout nu de l’hiver. Trois rongeurs joueurs et vifs qui mettent un peu de leur vie dans ce paysage monochrome. Je les observe une heure durant.

De branche en branches 550mm 1/3000 F 6.7 ISO 4500

De branche en branches 550mm 1/3000 F 6.7 ISO 4500

Au moment de quitter l’arbre, l’un d’eux me lance un ronronnement semblable à celui d’un chat. Il semble m’ inviter à la conversation, celui-là, me dis-je. Je lui répond maladroitement d’un sifflement; sait-on jamais! A ma grande surprise, il rétorque. Nous échangerons ainsi pendant une dizaine de minutes… Le sourire aux lèvres.

Les voila partis. Je regarde ma montre, il est 17 heure. Je lève les yeux. Une goutte glisse du capuchon de mon pancho directement dans mon oeil. Tout mon corps frissonne.

Bon. Le temps ne va pas s’améliorer. Voilà qu’il pleut. Et le brouillard qui arrive à toute vitesse pour la nième fois de la journée… Je suis détrempé, je vais me rentrer et faire comme les animaux, rester bien au chaud dans mon nid.

Pic D’artsinol 150mm 1/750 F8 ISO 100

Pic D’artsinol 150mm 1/750 F8 ISO 100


Je réduis mes affaires et reprend le sentier du retour - tout en neige.

Pris dans mes pensées, je me demande si les animaux peuvent se permettre de rater un repas au moment de l’année où tout se joue pour eux. Nous sommes au printemps et dans 3 semaines, les chevrettes portantes vont donner naissance…

Soudain, un brocard passe devant moi à toute vitesse en faisant des bons de plusieurs mètres. Il s’arrête brusquement quelques dizaines de mètres plus bas et se tourne vers moi. Mince alors!, Je me fige instantanément, debout, droit comme un I, la main droite sur mes jumelles. Depuis le temps que je les observe ces animaux là, je m’attend à le voir détaler. Je ne dois pas le dévisager. Je ne dois pas bouger, pas un cil. Nos regards ne doivent pas se croiser, il se sentirait traqué et prendrait instantanément la fuite.

Sensible au mouvement, mais à la vue médiocre, Il essaie de me dévisager et tente de me faire réagir. Il Hoche la tête de gauche à droite… Avance d’un mètre ou deux. pousse un aboiement, gratte le sol. Il me teste.

Heureusement le vent est avec moi. Il ne sait pas ce que je suis, pas pour l’instant du moins. C’est ma chance.

Nous restons sur nos positions, immobiles, pendant de longues minutes. Ne voyant aucune réaction, je sens la pression redescendre. Il détend sa puissante musculature, se tourne et se rend en direction du mélèze quelques mètres plus bas. Mais je sais que c’est un leurre. Il sait que je suis là et fait semblant de m’ignorer pour me pousser à la faute. Il se retournera brusquement à plusieurs reprises et s’il voit un mouvement, il détalera à toute vitesse…

C’est que j’ai très envie de lui tirer le portrait!
J’imagine une composition horizontale, mon protagoniste si photogénique sur la neige, quelques herbes un blanc immaculé. La lumière est encore excellente et la météo semble m’inciter à l’action … le contraste serait saisissant!.

Sans bouger, je décide d’élaborer mon plan d’action. Je visualise … : Mon d500 est dans mon sac. Mon trépied sur un flanc, mon matelas de sol de l’autre côté. Je dois tout d’abord me mettre à genou et déposer mon sac à terre, sans mouvement brusque, sans bruit et dans le bon sens. Puis déclipser 2 attaches rapides pour libérer la tension du sac qui retiennent le trépied - Il ne dois pas tomber. Je m’occuperai ensuite de la fermeture éclaire qui donne accès au compartiment principal. Une fois ouvert, je glisserai la main gauche au fond, puis attraperai le boitier de la main droite, tout en switchant l’interrupteur sur ON. Je profiterai également de l’inertie pour tourner la bague du zoom à fond Je dois également activer la stabilisation de l’objectif. Je n’aurai pas deux chances: Les ISO en Auto pour ce coup là. Je suis ainsi assuré d’une vitesse aux 1/700 de secondes et donc d’un résultat Net et précis. C’est dans ces situations que la technique et la connaissance de son matériel sont primordiales. Toutes ces opérations seront faites instinctivement , à l’aveugle, les mains et le boitier dans le sac, le corps et le regard immobiles. La tâche n’est pas simple et je me donne comme chances 10 pour 100.

1, 2, 3 : Soleil ! il se tourne. rien ne bouge. quelques mètres puis … Soleil ! Bon dieu, tu n’as pas compté petit malin. Tu es rapide.

Je pense que sa confiance peut se gagner. Je joue le jeu autant de fois que nécessaire. Une bonne dizaines… Il cabriole, signe que tout va bien. Attiré par l’herbe verte à l’abri du mélèze, sa vigilance baisse d’un cran. Il broute à moins de 25 mètres de moi, ce moment est magique.

J’attend qu’il me tourne le dos pour mettre mon plan à exécution. Ma concentration est à son comble. je me pose à genou.

Soleil ! ouf, il ne m’a pas vu. J’attend … 1 minute, puis 2. La photo animalière est une affaire de patience, d’observation et de concentration.

Le sac: c’est bon, devant moi pour camoufler mes éventuelles erreurs.
Ne pas oublier le regard
les 2 clips … le trépied est à terre, c’est bon.

Soleil ! il s’en est fallu de peu. Il est toujours sous son mélèze. Il va passer derrière le tronc. A ce moment, Là, j’aurai quelques secondes pour faire le reste. En attendant, ma main droite cherche la fermeture éclair à tâtons. C’est bon je l’ai.

Je commence à l’ouvrir cran après cran. J’en ai bien pour 2 minutes.

Je suis prêt. mes mains sont dans le sac. Le brocard passe à ce moment précis derrière l’arbre, je saisis le boitier: ON + ISO Auto + stab + zoom + lock. appareil sorti : 4 secondes. Sa tête réapparaît - je transpire.

Soleil ! Le sang est bloqué au niveau de mes genoux. Les fourmillements commencent. Cela fait bien 10 minutes que je suis immobile, le moindre mouvement, s’il est repéré, ferait partir l’animal au galop. Je tiendrai. Je me dis : après tout, ce ne sont pas ces quelques minutes inconfortables qui vont me faire rater la photo de la journée … et je n’ai pas envie de le laisser gagner cette fois-ci. C’est lui qui m’a surpris, pas l’inverse.

Tout doucement je porte mon boitier à l’oeil. j’active mon collimateur sur son flanc et hop je déclenche 1X. Il n’a rien entendu. Excellent. Bon maintenant, je vais devoir tenir cette position avec mes 3 kilos à bout de bras. Une fois qu’il aura terminé son casse croûte, je parie sur le fait qu’il traverse le champs de neige pour rejoindre un autre mélèze quelques 100m plus loin.

Ma composition sera bonne s’il passe juste là, entre les rochers séparés d’une dizaine de mètres. A ce moment là, Il devra jeter un oeil sur son observateur - dévoiler ses velours, sa posture musclée et sauvage pour que je puisse capturer l’image parfaite. Enfin, ça c’est mon plan de photographe, lui il est libre de faire ce qu’il veut.

Les minutes passent, mes bras brûlent - et je ne sens plus mes jambes

Soudain il décide de bouger. La concentration est à son comble. il avance ses pattes, lance encore un Soleil!. J’attends. j’active le focus continu sur son oeil gauche, je valide l’ouverture. 6.7. la vitesse : 1/700 ème de seconde, ça va le faire. j’appuie à mi course sur le déclencheur, il passe le premier rocher. Je déclenche une rafale continue de 6 secondes. clacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclacclac. Il continue comme si de rien n’était, se retourne et me lance un regard. C’est bon, je l’ai ma photo!

Il continue sa course et s’en va derrière la forêt jonchée de mélèzes…

Tout doucement, je dépose l’appareil sur le sac, m’assoie, étend mes jambes et respire profondément. Je remercie la forêt pour cet instant magique.

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Brocard sur un lit de beauté 460 mm 1/750 F 6.7 ISO 1600

Brocard sur un lit de beauté 460 mm 1/750 F 6.7 ISO 1600